vendredi 1 février 2013

DE L’OPÉRETTE par Adam Biro

Pour écouter — et voir —  le finale de la Princesse csárdás :  http://www.youtube.com/watch?v=PBdJfZzj5gA

Quand au café, lors de mon dernier séjour à Budapest, quelqu’un proposa d’aller voir tous ensemble la Princesse csárdás, deux camps s’affrontèrent. (Vieille coutume hongroise.) Le camp des enthousiastes inconditionnels, j’en étais, et le camp des intellos, je n’en étais pas. (J’aurais pu me trouver dans les deux ; vieille coutume française.)

—La Princesse csárdás ? Vous n’y pensez pas. Payer pour assister à cette exhibition de bêtises, de vulgarité, à cette histoire qui ne tient pas debout, aux trémoussis des prima donnas qui ne cherchent qu’à briller toutes seules au dépens des autres… Pour rien au monde. C’est bon pour… le peuple — dirent les amateurs de Wagner.

Moi, j’aime les comédies musicales, je raffole des opérettes. Je suis un fan de Brigadoon, de Chantons sous la pluie (« I’m happy again »), Chicago (où, sidéré, je vis que l’on pendait, on ne sait pourquoi, une Hongroise), My Fair Lady, South Pacific (« I’m gonna wash that man outta my hair »), My One and Only, Anything Goes (musique de Cole Porter !), Silk Stockings (encore Cole Porter, paroles : Lengyel Menyhért), All that Jazz, Bandwagon (oh, les jambes de Cyd Charisse !), Hello Dolly !, Guys and Dolls (Marlon Brando y chante et danse !), et je suis un inconditionnel de la Princesse csárdás, de la Comtesse Marica, de la Femme aux mille baisers (Csókos asszony), de Kálmán, de Lehár et d’Offenbach. Amateur de surréalisme, j’aime le côté absurde, abracadabrant des situations, j’aime l’idiotie des livrets et des paroles (quand Pauline Carton chante, dans Toi, c’est moi : « Aimons-nous sous les palétuviers, aimons-nous sous l’évier », je suis au septième ciel), je raffole de leurs sous-entendus grivois, déguisés, il me plaît qu’on réécrive, actualise les paroles d’une époque à l’autre, souvent pour des raisons idéologiques, j’aime, quand dans la Princesse csárdás, on chante « Hajmási Péter, Hajmási Pál », or personne ne s’appelle Hajmási dans la pièce. Je suis aux anges quand tout le monde se retrouve par enchantement au même moment dans le même café d’une lointaine ville improbable, quand les morts se lèvent pour pousser une chansonnette puis se recouchent, je vibre quand la cousette devient, après avoir vaincu mille obstacles, comtesse, et si elle prévoit déjà de cocufier rapidement son comte de mari, elle ne sait pas encore avec qui. Et cela finit toujours bien ! On connaît d’emblée le happy end — la vie est belle, tous les problèmes trouvent une solution.

En fait, j’aime ce refus de la réalité, de l’horreur du quotidien. Tout est possible — comme dans les contes.

Puis le conte est magnifié par cette superbe musique entraînante, mélange de chansons populaires hongroises, de klezmer juif, de mélodies russes et de jazz américain. On  retrouve cette même musique, un peu plus jazzy, un peu moins chansons populaires, dans les comédies musicales de Broadway. Et les danseuses ! Leur corps, leurs mouvements ! (Il paraît qu’il y a aussi des danseurs.) Et la perfection, l’harmonie de l’ensemble, l’organisation de toute la mécanique ! Et le public ! Les gens connaissent les paroles par cœur, ils chantent avec les acteurs, ils interrompent le spectacle par des applaudissements tonitruants, debout. De plus, en Hongrie, les spectateurs ont une façon particulière d’applaudir, de faire la claque : de plus en plus fort, sur un rythme de plus en plus rapide, jusqu’à ce que l’air soit répété, jusqu’à ce que les comédiens reviennent saluer.

—Moi, dit l’un de nous, un homme plutôt taciturne, je me suis juré en cinquante-six que jamais, plus jamais je ne chanterai ni n’applaudirai en chœur. Si j’étais, par hasard, tenté de le faire, à un concert ou au théâtre, il me suffirait de me souvenir et de réentendre « éljen Sztálin, éljen Rákosi,  éljen a Párt », vive Staline, vive Rákosi (le petit Staline hongrois), vive le Parti, et ça pendant des minutes et des minutes, personne n’osant s’arrêter le premier. Et l’envie me quitte. Et ce n’est rien : j’ai vu l’autre jour un documentaire sur les années Mao en Chine. Le « Grand bond en avant » cher aux intellos occidentaux : trente-six millions de Chinois morts de faim. Et pendant ce temps-là : défilé gi-gan-tesque sur la place Tian’anmen devant Mao, avec une statue de Mao de dix mètres de haut portée par des pionniers scandant le nom de Mao, sous le portrait géant du même Mao. Non, plus jamais. Même au spectacle, quand une chanteuse ou un comédien invite le public à chanter, je reste bouche cousue. —

Moi, j’oublie les applaudissements, et je ne m’intéresse pas vraiment au public. Le spectacle de cette Princesse csárdás avec sa mise en scène ringarde, comme si Stanislawski, Grotowski, Jean Vilar, Peter Brook, Gruber, Peter Stein, Giorgio Strehler n’avaient jamais existé, ses décors « réalistes » tapageurs-féeriques populaires, ses girls splendides et coquines, ses chanteurs virils à la moustache de Charles Boyer et de Clark Gable, ses chanteuses à la poitrine opulente m’a totalement conquis et enchanté. Suivant en cela Rimbaud, j’aime, moi aussi, «les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ».

adam biro
février 2013
biroadam4(AT)gmail.com

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