lundi 1 juin 2015

LE PRINTEMPS ARRIVE par Adam Biro

Photo n° 1 d’un voyage aux États-Unis, avril 2015 (Chicago).
I love Paris in the springtime… Dans mon quartier, un jeune homme visiblement en bonne santé, assis par terre au même endroit tous les jours depuis des mois, fait la manche. Devant lui une écuelle et un écriteau demandant de l’argent pour manger. J’ai cessé de le regarder avec l’hostilité et la bonne conscience de celui qui a travaillé toute sa vie et qui estime que ce gars d’environ vingt-cinq ans pourrait essayer de trouver une autre façon de se nourrir — et de vivre, de passer sa vie sur terre — qu’immobile, le cul collé à l’asphalte. Peu importe le travail : débardeur à Rungis, balayeur au SuperU, prof de philo dans le neuf-trois… Oublions Pôle emploi, mais inventer quelque chose, un boulot, un truc, proposer aux vieilles femmes de monter leur filet à provision dans les immeubles sans ascenseur, dévaliser une banque sans arme, rien qu’avec du baratin… Or je viens de lire La Dêche à Paris et à Londres (Down and Out in Paris and London) de George Orwell (lisez-le, comme l’ensemble de l’œuvre de cet auteur génial), et je regarde les chemineaux, les clochards et les mendiants d’un autre œil.

D’un autre œil je m’efforce de regarder le jeune homme assis. Pas facile. De là à lui donner la pièce, moi qui ai travaillé toute ma vie blabla…

*

Le printemps-myosotis arrive. On le sent. Au Louvre, les tableaux changent de couleur. (C’est un photographe qui me l’a fait remarquer.) Dans la rue, la robe des filles aussi. (Pas besoin de me le faire remarquer.) Dans notre rue, pour fêter le printemps, s’est ouvert une « librairie ». Je mets des guillemets parce que le « libraire » n’y vend que des « occasions neuves ». Des non-livres sur des non-sujets, du lourd papier couché imprimé avec beaucoup de couleurs, bidon bidon. Toute ma vie, j’ai été un homme-livre : j’ai lu, écrit, acheté, vendu, reçu, donné, édité des livres. Mais je n’ai aucun respect pour le livre, l’objet livre, pour le principe livre. Je n’ai du respect que pour le contenu, les idées, le style, l’enseignement, la beauté des reproductions et de la mise en page, le « message » (ô ce mot que je déteste pourtant...). On peut tout imprimer. Le papier est patient. Mein Kampf, Le Protocole des sages de Sion sont aussi des livres. Quand j’entends à la radio, surtout à l’occasion du Salon du livre, les officiels, les politicards, les journaleux et toutes les âmes bien nées déblatérer sur LEEEE LIIIIIIVRE, sanctifier, bénir, adorer LEEEE LIIIIIIVRE, je rigole. Le président Sarkozy trouvait la lecture de la Princesse de Clèves inutile ; la ministre de la culture, Fleur Pellerin, « n’a pas le temps de lire depuis deux ans », et un journaliste a dit, en parlant d’un livre : je l’ai lu, mais pas personnellement.

*

Le printemps-gazouilli, le printemps-croassement arrive. Je suis à la campagne, je renifle à nouveau, je regarde comme toujours, j’écoute à tue-tête. Comme la première fois. Le motif principal qui nous a décidé de choisir cette maison-là, il y a de longues années de cela, dans une magnifique campagne dont la France a le secret, si humaine, si équilibrée, si moyenne, était la vue. Un pré descend doucement jusqu’à un bouquet d’arbres où se cache un ruisseau, puis le regard monte vers une petite forêt, ensuite vers un autre pré, et enfin vers le ciel, immense, infini d’évidence. Je ne savais pas encore que j’allais devenir l’interlocuteur privilégié des grenouilles.

Ayant réglé les paperasses administratives, nous nous tenions un matin, le premier matin, enfin, face à ce paysage. Le hasard voulut que le paysan propriétaire du champ jouxtant notre jardin soit présent, en train de labourer. Il nous vit de loin, arrêta son tracteur, s’approcha de nous. Salutations, présentations.

—Mais pourquoi avez-vous acheté cette vieille ferme ? – demanda-t-il, surpris.

—À cause de la vue. Entre autres.

Un silence incrédule, voire sidéré.

—Tiens donc. À cause de la vue ?

Et il leva son regard vers la petite forêt qu’il avait en face de lui depuis des décennies, et avant lui son père et son grand-père et des générations depuis des siècles, comme s’il la voyait pour la première fois. Comme s’il la découvrait.

Ce qui était peut-être le cas. Son paysage était désormais aussi le nôtre. Mais si le paysage était le même, les yeux n’étaient pas les mêmes.

*

Après un long voyage, nous revenons chez nous, en France pour fêter le printemps. I love France in the springtime. Il est assis à côté de moi dans l’avion. J’ai tout mon temps pour l’observer : nous allons voler, vivre ensemble douze heures. Une calotte sur la tête, barbu, il lit, il prie. Au repas, il refuse la viande. — Vous auriez dû le signaler lors de l’achat de votre billet. On vous aurait servi de la nourriture spéciale. Nous en avons l’habitude, vous savez.— C’est l’hôtesse qui parle. Un moment donné, il ouvre son ordinateur et regarde un film sans devoir le chercher, puisqu’il était déjà sur son écran. Un film de guerre comme je n’en ai jamais vu, on tire, on hurle, on court, on se planque… Le sang gicle, on ouvre des ventres, on décapite, des détails, des gros plans, d’une violence ultra, inouïe.

De la cabine de pilotage sort un grand vieillard avec une barbe blanche soignée, habillé d’un long et large habit blanc, une sorte de toge. Il se dirige vers mon voisin et lui flanque une gifle gigantesque.



(Autopub : J’ai toujours su parler aux femmes. C’est le titre de mon recueil de textes courts qui vient de paraître aux éditions Arléa. Si vous voulez en savoir plus avant de vous précipiter chez votre libraire, taper « www.arlea.fr/Adam-Biro ».)

adam biro
juin 2015
biroadam4(AT)gmail.com

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