jeudi 1 octobre 2015

CAPRI C’EST FINI par Adam Biro

 
Photo n° 4 d’un voyage aux États-Unis, avril 2015. (Le Mississippi)
      Il y a quelques décennies, j’ai lu une nouvelle de l’écrivain anglais Somerset Maugham qui m’a fait une profonde et durable impression, même si je ne m’en souviens que vaguement et pas du titre. Je crois qu’il s’agissait d’un Anglais qui louait une villa à Capri. Selon ses calculs, il devait avoir assez d’argent pour y vivre vingt ans — puis il se suiciderait. Il aurait vécu vingt ans de bonheur, face à la mer. Les vingt années écoulées, les propriétaires viennent reprendre possession de la villa, et le héros, n’ayant pas le courage de se suicider, reste comme serviteur dans la maison.

     Cet été, dans une île que je ne nomme pas, au milieu d’une mer dont je garde le nom secret, dans une maison de rêve d’où l’on ne voyait que la mer et l’île d’en face, le souvenir de cette histoire se mit à m’obséder. Oui, moi aussi, j’aimerais vivre vingt ans dans ce cadre, avec ce soleil, avec ces couchers de soleil roses, ces nuits glacées, ces aubes noires menaçantes, avec ces nuages, avec ces tempêtes, avec cette mer, avec cette vue. Et l’autre jour, en descendant le chemin caillouteux où, à mon étonnement, poussent des fleurs merveilleuses et de moi inconnues entre les pierres, vers la mer et une plage déserte pour m’y baigner nu, avant de boire un gwulpo au café du village où l’on pouvait regarder en même temps un match de basket sur grand écran et écouter une musique lancinante émanant d’une radio hurlante et mal réglée, j’ai eu envie de réécrire la nouvelle de Somerset Maugham, avec une autre fin. Mon héros, toujours un Anglais excentrique, louerait une maison pour vingt ans dans cette île, celle où j’étais. Il y vivrait heureux avec une femme, apprendrait à naviguer, s’achèterait un bateau, sillonnerait les îles environnantes, nagerait, ferait du ski, écrirait un livre, jouerait du piano, ferait de la cuisine, tricoterait des pulls, apprendrait la langue du pays, se lierait avec les villageois, cultiverait des arbres dont il enverrait les fruits à des amis dont le nombre diminuerait avec le temps, ferait de la sijturd, de l’eau de vie locale, des confitures. Il n’aurait ni télévision, ni radio, ni internet et il ne lirait aucun journal, mais il ne pourrait quand même pas ignorer les événements du monde à cause de la télévision du café et des discussions avec les habitants de l’île — événements dont la connaissance ne lui apporterait rien sinon de l’amertume, à quoi s’ajouterait, inévitablement, des ans l’irréparable outrage. Puis, au bout de vingt ans, les propriétaires annonceraient leur retour pour une certaine date. Notre homme, préparé à s’arracher un jour à la beauté des choses, contrairement au personnage de Somerset Maugham, descendrait à la mer pour y nager une dernière fois, et, déjà âgé, le cœur battant très fort, trop fort, il se noierait. La plage étant déserte, personne ne le verrait mourir, et l’on ne retrouverait pas son corps. Une jeune fille qui l’aurait souvent vu au café sans que jamais ils ne se soient parlé, fille assez quelconque et plutôt vulgaire qui passerait son temps à faire des selfies avec des garçons, prétendrait avoir aperçu le corps de l’homme s’envoler parmi les nuages noirs, les bras écartés comme s’il avait été soutenu par quelqu’un. Là-dessus le propriétaire du super-market assurerait l’avoir également vu, et que les dieux dont plusieurs avaient habité cette île, l’auraient enlevé, et bientôt tout le village, puis toute l’île observerait une nouvelle constellation dans le ciel qu’ils nommeraient d’après le prénom de notre bonhomme. Le prêtre barbu, malodorant et bedonnant du village trouverait ceci ridicule, et lors d’un sermon, il mettrait en garde ses ouailles contre les superstitions. Il affirmerait que cet homme, qu’en vingt ans il n’a jamais vu dans son église, se trouve maintenant en enfer — et pour toujours.

adam biro
octobre 2015
biroadam4(AT)gmail.com

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